EPUIS l’infructueuse tentative faite par le maréchal
Bourmont sur Bougie, cette ville avait été complètement
oubliée on ne pensait pas qu’entourée de
toutes parts d’un rideau de montagnes de difficile accès,
elle pût être de quelque utilité pour les
opérations militaires que nous aurions à diriger
dans l’intérieur de la régence. Les événements
firent sentir la nécessité d’y prendre position.
En 1831, l’équipage d’un brick de l’état
qui avait fait naufrage sur la côte de Bougie ayant été
égorgé, le général Berthézène
regretta vivement de ne pouvoir venger sur-le-champ cet odieux
attentat. Plus tard, en 1832, une insulte faite au brick anglais
le Procris, contraignit ce bâtiment à s’éloigner.
Le consul d’Angleterre à Alger demanda satisfaction
de cette injure et exprima l’espoir que la France, qui
occupait la côte d’Afrique, saurait faire respecter
les pavillons amis. A la fin du mois d’octobre de la même
année, le brick français le Marsouin, mouillé
dans la rade, se vit attaqué de la manière la
plus déloyale et fut obligé de riposter au feu
de la place. Les habitants de Bougie rejetèrent cette
agression sur les Kabyles, qui, maîtres des forts, avaient,
disaient-ils, fait feu pour éloigner le bâtiment
français, dont la présence rendait impossible
l’entrée d’un navire attendu d’Italie
et portant des lettres et des agents de Hussein Dey. Cette insolente
excuse était une preuve évidente des intrigues
dont on supposait déjà que Bougie était
le foyer.
Si, en présence de si justes griefs, on eût encore
hésité à occuper cette place, une circonstance
décisive aurait rendu cette mesure indispensable. Vers
le milieu d’août, on apprit que le bey de Constantine
s’avançait vers Bougie, dont la possession l’aurait
dédommagé de la perte de Bône. Il espérait
d’ailleurs étendre de là son action sur
la partie orientale de la province d’Alger, réchauffer
la haine de nos ennemis et nous en susciter de nouveaux. Dans
ces conjonctures le général Trézel reçut
l’ordre de se rendre à Toulon pour y prendre le
commandement d’une expédition, qui, de ce port,
devait être dirigée sur Bougie. Elle se composa
de deux bataillons du 59e de ligne, de deux batteries d’artillerie
et d’une compagnie de sapeurs du génie. L’escadre
chargée du transport des troupes, et au besoin d’attaquer
la place, fut mise sous le commandement de M. Parceval, capitaine
de vaisseau; elle se composait de sept bâtiments.
Sortie de Toulon le 22 septembre, cette expédition arriva
devant Bougie le 29. Aussitôt que les premières
voiles parurent dans la rade, les forts se mirent à tirer;
mais quelques bordées suffirent pour les réduire
au silence. Le débarquement des troupes s’opéra
sous un feu assez vif de mousqueterie; néanmoins nos
colonnes pénétrèrent dans la ville sans
éprouver de trop grandes pertes. Le fort Abd-el-Kader,
la Casbah et le fort Moussa furent successivement occupés;
le pavillon français flottait même sur toutes les
batteries de la rade, que nous n’étions pas encore
maîtres de la position. Le terrain sur lequel s’élève
Bougie est tellement accidenté, ses rues et ses maisons
tellement disséminées, que chaque quartier, chaque
habitation, devinrent autant de citadelles où les Kabyles
se maintenaient avec l’opiniâtreté qui les
caractérise. Quatre journées entières furent
employées à les déloger de ces divers postes,
et encore n’y parvint-on que grâce à un renfort
envoyé d’Alger pour soutenir le corps expéditionnaire:
c’était un bataillon du 4e de ligne et deux compagnies
du deuxième bataillon d’Afrique. Chassés
de leurs positions, les Kabyles improvisèrent de nouveaux
retranchements, et s’y défendirent avec vigueur
; parfois aussi ils prenaient l’offensive et venaient
nous attaquer jusque dans nos lignes. Cette lutte acharnée
dura jusqu’au moment où toutes les batteries furent
complètement établies; les boulets et la mitraille
purent seuls la terminer.
Bougie est située sur la côte N. O. du golfe de
ce nom, à quatre kilomètres de l’embouchure
de la Soummam ou Adouse; elle se déploie au bord de la
mer, sur le flanc méridional du mont Gouraya, masse abrupte
et escarpée qui s’élève rapidement
jusqu’à six cent soixante-dix mètres de
hauteur. Cette montagne forme un promontoire rocailleux qui
court de l’O. à l’E. et se termine à
la côte par le cap Carbon. A proprement parler, Bougie
n’a pas de port; la plage sans fond qui touche la ville
est sans abri pour les gros temps d’hiver, et n’est
praticable que dans la belle saison. On ne trouve de mouillage
un peu sûr que dans l’anse Sidi-Yahia; et encore
ne peut-elle contenir qu’un petit nombre de navires d’un
faible tonnage. L’aspect de Bougie est des plus pittoresques
: ses maisons plates et carrées semblent former les gradins
d’un vaste amphithéâtre entouré de
toutes parts d’orangers, de grenadiers, et de figuiers
de Barbarie. Les nombreuses ruines dont le sol de cette ville
est jonché attestent son ancienne importance et sa haute
antiquité; elle formait probablement la limite orientale
de la Mauritanie césarienne. S’il faut en croire
quelques géographes, ce serait l’ancienne Baga
ou Vaga; suivant le docteur Shaw, elle aurait succédé
à la colonie romaine de Salva ; enfin, d’autres
prétendent que Bougie occupe l’emplacement de l’ancienne
Choba.
Au Ve siècle, Bougie tomba au pouvoir de Genséric
et fut même, dit-on, sa capitale jusqu’au moment
où il se rendit maître de Carthage. Lors de l’invasion
arabe, en 708, elle fut soumise au joug de l’islamisme
par le célèbre Moussa-ben-Noseïr, et passa
successivement sous la domination des diverses dynasties musulmanes
qui fondèrent des souverainetés en Afrique. A
la décadence des Hafssytes, Ferdinand le Catholique,
pour arrêter les déprédations des corsaires
maures, s’en empara en 1509, et l’Espagne la conserva
jusqu’en 1555. Tous les peuples qui, depuis vingt siècles,
ont successivement occupé Bougie y ont laissé
des traces de leur domination. L’enceinte des Romains
est reconnaissable et se montre encore debout sur un grand nombre
de points; elle ne comptait pas plus de deux mille cinq cents
mètres de développement. Une simple ligne de murailles
garantissait le contour du mouillage actuel. L’enceinte
sarrasine remonte sans doute à 987, alors que Bougie
devint la capitale du royaume des Hamadytes : c’était
une muraille haute et continue, flanquée de tours, s’étendant
le long du rivage, embrassant exactement la rade et tous les
contours de terrain jusqu’au dehors de la ville, vers
la partie plate de la plage qui se raccorde avec la plaine.
Deux autres murailles, pareillement flanquées de tours,
gagnent le sommet de la montagne, en suivant jusqu’à
pic la crête des hauteurs. Cette enceinte, qui a plus
de 5,000 mètres de développement, ne présente
sur toute son étendue que des ruines amoncelées.
Un arceau en ogive resté debout, et qui sans doute en
a fait partie, sert aujourd’hui de portique au débarcadère.
Les travaux que les Espagnols exécutèrent après
la conquête subsistent encore ce sont le fort Moussa,
élevé par Pierre de Navarre, et la Casbah, par
Ferdinand le Catholique et Charles-Quint. A cette époque,
Bougie contenait environ huit mille maisons et un grand nombre
de beaux édifices publics. Sa prospérité
s’arrêta avec la domination espagnole, et déclina
rapidement sous l’autorité capricieuse et despotique
des trois compagnies turques de l’odjak, qui furent toujours
en guerre ouverte avec les Kabyles du voisinage : bientôt
les habitations firent place aux ruines. Dans les derniers temps
Bougie et ses environs étaient en proie à la plus
affreuse misère.
Telle était la situation de cette ville lorsqu’elle
fut prise par nos troupes, le 29 septembre 1833; la nouvelle
conquête ne fit qu’ajouter à sa détresse.
Plusieurs maisons avaient été renversées
par notre artillerie, on en démolit un grand nombre d’autres
pour fournir du bois de chauffage à la troupe. En définitive,
nous n’avions conquis que des ruines, et nous nous trouvions
bloqués de tous côtés, ou par des montagnes
inaccessibles, ou par des peuplades hostiles. Les tribus kabyles
des environs de Bougie sont nombreuses et guerrières;
réunies, elles pourraient mettre en campagne vingt mille
hommes. Celle de Mezzaïa, une des plus puissantes, entoure
la ville; à l’est de la Soummam, en marchant vers
Djidjelli, on trouve les Beni-Massaoud, les Beni-Mimour, les
Beni-Abous, etc.,’ etc.; dans l’intérieur
des terres, on cite surtout les Beni-Abbes, d’origine
vandale : ils ont construit une ville où se fabriquent
des fusils assez estimés dans le pays. Quelques-unes
de ces tribus sont encore dans l’usage de se tatouer en
bleu, sur le front, sur les joues, dans la paume de la main,
d’une croix semblable à celles que portaient leurs
ancêtres, il y a treize ou quatorze siècles, lors
de l’établissement du christianisme dans l’Afrique
occidentale.
Après avoir organisé les divers services du corps
d’occupation, le général Trézel se
rendit à Alger, pour s’y guérir d’une
grave blessure qu’il avait reçue dans une des nombreuses
escarmouches qui suivirent la prise de Bougie. Le commandement
supérieur de la place fut dès lors confié
à un jeune chef de bataillon, M. Duvivier, non moitis
distingué par sa bravoure que par ses études approfondies
sur la nationalité arabe.
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